N°12 EN ATTENDANT GODOT
de Samuel Beckett (1953)
Bon sang mais c'est bien sûr! Je le savais! J'aurais dû écrire une pièce de théâtre avec deux SDF qui attendent un copain qui ne viendra pas ! C'était pourtant pas sorcier. Si je ne suis pas numéro 12, c'est vraiment de ma faute.
Samuel Beckett, sublime Irlandais né à Dublin en 1906, installé à Paris (comme Joyce) de 1936 à sa mort en 1989, lui, l'a écrite, cette pièce de théâtre, en français et en 1953, avant d'avoir le Nobel en 1969 (il y a overdose de Nobels sur cette liste). La pièce s'intitule En attendant Godot, et si vous n'en avez jamais entendu parler, c'est que vous êtes sourd, aveugle, ou totalement inculte. Deux clodos, Vladimir et Estragon, dits Gogo et Didi, s'y font poser un lapin par un certain Godot. Beckett aime bien les SDF : Molloy, le héros de son roman paru en 1951, ne roulait déjà pas sur l'or. Vladimir et Estragon croisent un couple de sados-masos, dont le maître Pozzo tient en laisse son esclave Lucky. Ils discutent sous un arbre et on se demande quand ils vont enfin s'y pendre. Mais contrairement au Désert des Tartares, où les Tartares finissent tout de même par arriver à la fin, ici point de Godot. Il faut donc meubler l'attente avec de la conversation ; par moments, En attendant Godot fait songer à ces salles d'attente de dentiste où les patients se sentent obligés de parler entre eux pour oublier qu'on va les torturer ; à d'autres moments, on se croirait dans un ascenseur en panne dans un immeuble de la Défense. Quant à Godot, ce n'est pas God : Beckett l'a écrit. « Si avec Godot j'avais voulu désigner Dieu, je l'aurais appelé Dieu, pas Godot. » Comme ça les choses sont claires : Godot, c'est la mort, voyons, diront ses spectateurs d'un air pénétré. Car En attendant Godot est une pièce dont chaque spectateur est le co-auteur (même si Beckett garde tous les droits pour lui).
Nettement moins comique que La Cantatrice chauve de Ionesco (créée trois ans avant), cet intermède est tout de même plus amusant que du Brecht. Godot reste la pièce la plus accessible de Beckett et LE joyau (traduit en 50 langues) du théâtre absurde d'après-guerre. Il était une fois un temps où les auteurs dramatiques se sont aperçus que nous mourions pour rien, que la vie n'avait aucun sens et qu'il était drôlement fatigant d'inventer un fil conducteur et des personnages réalistes. Mais il y a un humour efficace chez Beckett, même s'il le perdit par la suite : «— Qu'est-ce que je dois dire ? — Dis je suis content. — Je suis content. — Moi aussi. — Nous sommes contents. — Qu'est-ce qu'on fait maintenant qu'on est contents ? » Jean Anouilh a dit du théâtre de Beckett : « Voilà les Pensées de Pascal jouées par les Fratellini. » Je n'arrive toujours pas à savoir si c'est aimable ou perfide.
En tout cas, En attendant Godot pose un problème qui nous concerne toujours en l'an 2001 et nous concernera pendant au moins toutes les années 00 : puisque tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles (selon Pangloss et Alain Minc), puisqu'il n'y a plus de guerre, puisque tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, que la croissance revient, que le pognon coule à flots et que l'Histoire est finie, demeure tout de même une seule interrogation qui fiche tout par terre : « Qu'est-ce qu'on fait maintenant qu'on est contents ? »